La migration comme mythe

Quand j'ai été invité à participer à Reprises : histoires d'immigration en Argentine, c'est-à-dire à la présentation du livre d'Alejandro Erbetta sur l'histoire familiale et sa possible reconstruction entre l'Argentine et l'Italie, j'ai immédiatement pensé à l'ouvrage de Gisela Heffes intitulé Las ciudades imaginarias en la literatura Latinoamérica (Les villes imaginaires dans la littérature latino-américaine). 

Dans cet essai, on lit que Thomas More, en écrivant Utopia en 1516, 24 ans après la fameuse conquête de l'Amérique, a inauguré sans le savoir un genre : le récit utopique. Plus précisément, il n'inaugure pas l'idée d'une vision alternative de la réalité, mais il inaugure un point de vue dans lequel le récit constitue une forme de projet social et intelligent. Disons qu'il crée un "non-lieu" - c'est l'origine du mot utopie - où se développe "le mythe du progrès et de l'utopie nationale" (Heffes 2008, p.28).

Ce mythe ne se retrouvait-il pas dans les annonces publiées en Europe où "il était spécifié que le gouvernement argentin paierait le coût des billets et donnerait aux immigrants un morceau de terre à cultiver" (Szurmik, 2021, p. 90) ?

Selon Roland Barthes, le mythe en tant que message "ne doit pas nécessairement être oral, il peut être formé par des écrits ou des représentations : le discours écrit, ainsi que la photographie" (Mythologies, p.200). C'est pourquoi le livre d'Erbetta et celui de Heffes peuvent être mis en relation, et c’est pourquoi, à mon avis, ils gardent tous deux la thèse générale suivante : le voyage, la découverte, est une "invention". 

J'ai lu quelque chose de similaire quand Arnaldo Calveyra, un écrivain latino-américain qui a vécu en France jusqu'en 2015, a noté dans son Journal français : "tout voyage commence par être imaginé"... Peut-être a-t-il toujours imaginé venir en France lorsqu’il vivait dans ville historique de Concepción del Uruguay, en Argentine, où il était pensionnaire de l'institution éducative La Fraternidad. 

"Tout voyage commence par être imaginé"... Peut-on généraliser une telle affirmation ? En ce qui concerne plus particulièrement Reprises, les arrière-grands-parents d'Erbetta, Antonio et Luisa, pouvaient-ils imaginer le sort qui les attendait loin de Novara, en Italie, avant d'arriver en Argentine, autour de 1885 ?

Il serait difficile, à moins qu'une technique ésotérique ne nous y aide, de répondre à une telle question. Ce que nous pouvons savoir, en revanche, c'est que l'arrière-grand-père d'Erbetta faisait partie de ce courant migratoire encouragé par les politiques publiques de l'État argentin qui, depuis la constitution de 1853, interdisait de limiter l’entrée dans le pays aux "étrangers qui viennent dans le but de travailler la terre, d'améliorer les industries, d'introduire et d'enseigner les sciences et les arts".

Parmi les écrivains migrants sur lesquels je fais des recherches, Silvia Baron Supervielle nous confie qu'elle a commencé sa carrière de traductrice grâce aux livres qu'elle a apportés dans sa valise lors de son voyage. Comme elle se surprenait à lire Borges, Pizarnik, Juarroz, Macedonio Fernández, Wilcock, sa valise s'est vidée et sa table s'est remplie de traductions. Je récupère cette anecdote pour parler de quelque chose qui peut être sous-estimé pendant le voyage pour sa simple utilité pratique, et c'est le mot valise-objet.

Parce qu'Alejandro Erbetta, contrairement à Supervielle, ne sort pas les livres de la valise, mais construit une valise avec ce livre-objet qu'est Reprises. En ouvrant ce livre-valise, on trouve des cartes, des passeports, des photos qui sont des cartes postales d'une autre époque, d'autres histoires, semblables et particulières à la fois, celles que connaissent de nombreuses familles en Argentine. 

C'est là que réside la valeur de ce travail, dans la mesure où Erbetta s'oppose à laisser le passé commun dans l'oubli, en pensant, comme le dirait Alberdi, à "ceux qui ont deux pieds, deux mains, deux yeux, la volonté, l'intelligence, la personnalité comme un nous, un prochain, un frère". 

Et je crois, en outre, qu'Erbetta fait sans savoir ce qu'écrit Calveyra : "pour se connaître soi-même, il faut savoir. Et il n'y a rien de mieux que de partir en voyage avec tout son corps". Erbetta a été encouragé à se lancer dans ce voyage de l'histoire possible, avec un point d'interrogation dans sa valise : "trouverais-je des réponses, des affiliations, des résonances du passé au cours de mes voyages et de mes explorations ?", comme question clé pour ouvrir ce livre-valise.

Enfin, je pense que le mot est utilisé pour ordonner la proposition du photographe et du chercheur, et que, de la même façon que Korzybski disait que "le mot chien ne mord pas" ou Magritte "ceci n'est pas une pipe", Erbetta fait en sorte que les images racontent des personnages, des sensations, des lieux. Le mot est un fil conducteur entre l'image photographique et les histoires sans majuscules. 

Il donne les étapes possibles de cette histoire possible, avec des photos et des mots,  dans différentes langues. Bien que le livre soit bilingue, français et espagnol, l'italien est également présent - comme dans le cas du dépliant. Il s'agit d'un livre conceptuel, qui peut être placé dans le cadre des diverses préoccupations et revendications dans le domaine des études sur la mémoire. Nous sommes face à un objet qui est le produit d’une forte recherche, menée entre 2009 et 2012, et de la matérialisation d'idées, de critères, qui culminent dans cette édition de 116 pages datées de 2021*.


* Texte prononcé le 9 juin 2022, à l'Ambassade d'Argentine à Paris, dans le cadre de la Semaine de l'Amérique latine et les Caraïbes (SALC), de l'année 2022.